CHAPITRE PREMIER

 

Les chaussons de danse jonchaient le sol de la loge, emmêlant leurs rubans comme autant de serpentins argentés. Agenouillée au milieu des emballages multicolores, Elsy ouvrait les boîtes, froissait les feuilles de papier de soie à un rythme de plus en plus mécanique. Depuis près d’une heure et demie elle se tenait accroupie sur la moquette de la loge, fuyant le regard courroucé de la Grande Léonora. Des crampes durcissaient ses mollets et elle avait dû remonter sa jupe à mi-cuisses pour se déplacer plus commodément. Elle n’ignorait pas que le garçon livreur boutonneux qui se tenait sagement à l’écart des essayages en profitait pour lorgner sa culotte, mais elle n’avait plus la force de lui adresser la moindre remontrance. Elle sentait la sueur. Une odeur acide, née de sa peur, montait de ses aisselles. Ses cheveux blonds collaient à ses joues, lui emplissaient la bouche. En passant devant la glace à maquillage elle remarqua les taches de transpiration qui marbraient son chemisier d’auréoles sombres, soulignant chaque sein. Léonora repoussa la trentième paire de chaussons avec un glapissement hystérique et se drapa dans son peignoir de soie rose comme une divinité outragée.

— Mon pauvre garçon ! cracha-t-elle à l’adresse du livreur. Vous direz à votre patron que lorsqu’on veut fabriquer des accessoires de danse on évite de tailler ses chaussons dans de la toile émeri ! C’est inadmissible ! Allez vendre votre camelote à des pachydermes, mais par pitié ne vous adressez jamais à aucune artiste digne de ce nom.

L’adolescent rougit jusqu’aux yeux et plongea sans un mot, rassemblant fébrilement les boîtes mal fermées. Le petit robot-porteur, frappé du sigle du chausseur spécialisé, s’avança, cala sur son plateau les soixante paires de souliers de soie et recula dans un chuintement de chenilles bien graissées. Le garçon s’éclipsa sans demander son reste. Léonora s’était dressée, vivante statue de nerfs et de muscles. La colère avait bouleversé son chignon dont la masse bleu électrique s’affaissait à présent sur sa nuque.

— De la soie ! rugit-elle. Ils taillent encore leurs chaussons dans de la soie ordinaire ! Mais sur quelle planète sommes-nous ? Pourquoi pas du cuir à brodequins ou de la toile à sac !

Avisant Elsy qui rajustait sa queue de cheval en s’observant du coin de l’œil dans un miroir, elle explosa :

— Et toi ! Gourde ! Vas-tu te remuer ! Convoque les autres, vite ! Tout cela est ta faute, ne l’oublie pas !

Elsy pâlit et esquissa une brève révérence. Léonora était puissante, elle ne l’ignorait pas.

Depuis cinq ans qu’elle se trouvait à son service, elle avait appris à ne pas prendre à la légère les menaces de la danseuse étoile. Comme elle allait ouvrir la bouche, trois coups timides furent frappés à la porte de la loge et le directeur de l’Opéra passa la tête dans l’ouverture. C’était un Fanghien obèse à la peau couleur de vieil ivoire.

— Chère grande artiste, commença-t-il d’une voix mal affermie.

— C’est inutile ! hurla la danseuse. Je serai inflexible ! Sans chaussons convenables il n’y aura pas de représentation ! Vous êtes autant responsable que cette gourde d’habilleuse ! À vous de vous débrouiller pour réparer votre bévue ! Si à vingt heures je n’ai toujours pas de souliers, vous pourrez rembourser les places…

Les traits du fonctionnaire s’affaissèrent et le sang se retira de son visage. Elsy crut qu’il allait suffoquer comme un poisson hors de l’eau…

— Mais… mais…, balbutia-t-il. C’est impossible… Le président de la ligue terrienne sera là, et tous les notables de Fanghs ! On ne décommande pas de telles sommités ! Vous allez occasionner un incident diplomatique sans précédent, claquer la porte au nez du responsable de la galaxie Bêta. Vous voulez ma mort ! Il y a sûrement moyen de s’entendre… Chère… chère grande artiste…

— Assez ! vociféra Léonora. Disparaissez et ne revenez qu’en possession de mes chaussons. Et emmenez cette gourde avec vous avant que je ne lui arrache les yeux…

Elsy et le Fanghien se retrouvèrent dans le couloir obscur. Une odeur de poussière se mêlait à celle, plus lourde, des cosmétiques entassés au long des tables de maquillage. Le directeur respirait difficilement et la jeune fille remarqua que son nœud papillon pendait de travers.

— Mais enfin, haleta péniblement le gros homme, qu’est-ce qui s’est passé EXACTEMENT ?

Elsy haussa les épaules.

— On lui a volé ses chaussons de gala. Un admirateur probablement, ce n’est pas la première fois qu’on lui dérobe un objet, mais jusqu’à maintenant on s’en était tenu à des choses sans importance : un mouchoir, une houppette, un tube de rouge…

— Mais enfin ! gémit l’autre voix de fausset. Des chaussons ça se remplace !

Elsy soupira.

— Pas CEUX-LÀ ! Vous ne la connaissez pas ! Elle n’utilise que des « Schroeder-Mac Faren ». Des souliers coupés dans une étoffe spéciale, tissée avec les fibres constituant la toile de la grande araignée rouge ghanienne. Toute autre matière lui irrite la peau, et la gêne dans l’accomplissement des figures.

— Et il n’est pas possible de se procurer une autre paire de Schroeder-Mac… Mac Faglen ?

— Mac Faren. Non, la grande araignée rouge ghanienne fait partie des espèces disparues. Elle s’est éteinte il y a plus d’un siècle, victime des défoliants. Il n’existe pas plus d’une douzaine de chaussons taillés dans cette substance. Tous appartiennent bien entendu à des étoiles de la danse qui se jalousent mortellement, il est donc hors de question que Léonora soit secourue par une de ses consœurs…

L’obèse étouffa un glapissement douloureux.

— Il faut réagir ! Trouvez une solution ! Enfin ! Ne restez pas plantée là, mon petit ! Vous la connaissez mieux que moi ! Les conséquences, pensez aux conséquences si elle refuse de se produire. On nous accusera de négligence. Il y aura des sanctions ! Remuez-vous ! Songez que vous risquez de tout perdre dans cette histoire !

Elsy serra les dents. Déjà le gros homme avait tourné les talons et s’éloignait le long du couloir en se dandinant comme un jeune pachyderme. Elle eut un coup d’œil pour sa montre : dix-huit heures. Une crampe lui sciait la nuque et les épaules. Elle se sentait sale, poisseuse de sueur et de poussière. Elle vit qu’elle s’était rongé les ongles de la main droite jusqu’au sang et que la couture de sa jupe avait craqué sur la hanche, laissant apparaître le nylon blanc de son slip. Elle avait peur, terriblement peur. Un trou palpitant s’était creusé au centre de son ventre, et des spasmes nerveux agitaient ses intestins. Léonora appartenait à l’aristocratie d’Almoha, et la fortune qu’elle avait amassée au cours de sa carrière d’étoile ne constituait pour elle rien d’autre qu’un pourboire. Elle avait rendu folles trois habilleuses, une quatrième avait fini par se suicider, les autres avaient eu assez de bon sens pour rendre leur tablier à temps, avant que les injures et les humiliations n’aient raison de leur équilibre mental. Toutefois, dans le milieu intergalactique de la danse, on chuchotait que la star s’était arrangée pour que les démissionnaires ne trouvent par la suite aucun engagement. La plupart, disait-on, avaient tristement échoué comme prostituées dans d’infâmes bouges aux abords des camps de transit, là où se déversait à flot continu la lie de l’espace. Voilà pourquoi Elsy avait peur. Jusqu’à présent elle avait réussi à éviter tout affrontement direct avec Léonora, elle avait rusé, courbé l’échine, su prodiguer compliments et « conseils ». La durée de son engagement était considérée par tout le petit peuple des manutentionnaires du spectacle comme un véritable record, et cette admiration n’allait pas sans jalousie et perfidie. Certaines maquilleuses ne s’étaient d’ailleurs pas privées pour émettre l’idée qu’Elsy ne devait la longévité de sa carrière qu’au fait qu’elle partageait la couche de la danseuse étoile. C’était faux, bien sûr, Léonora n’avait aucune pulsion sexuelle et la danse suffisait à peupler tout son univers. Jusqu’à leur arrivée sur Fanghs, les tournées s’étaient déroulées sans trop d’anicroches, puis soudain tout avait basculé aussi sûrement que sous l’assaut d’un tremblement de terre. Les « Schroeder-Mac Faren » avaient disparu ! En découvrant le coffret vide, Léonora avait failli avoir une attaque. Elle avait giflé Elsy à toute volée, puis, la saisissant par les cheveux, lui avait cruellement mordu la bouche. L’inventaire fiévreux de la loge n’avait rien donné. Finalement, après avoir essuyé les insultes les plus ignobles, Elsy s’était résolue à appeler les différents fournisseurs de l’Opéra, mais Léonora avait fait défiler vingt-sept spécialistes en articles de danse sans fixer son choix sur aucun d’eux. À présent l’ultimatum prenait des allures de condamnation à mort.

Elsy fit quelques pas en titubant. Au centre de la loggia poussiéreuse, les clignotants du standard allumaient une ronde multicolore. Elle se laissa tomber sur le tabouret pivotant, pianota le code professionnel de la corporation des danseurs et regarda une fois de plus apparaître sur l’écran de la console les numéros des soixante-quatre magasins spécialisés recensés sur la planète Fanghs. Elle appela jusqu’à dix-huit heures trente, puis, devant les échecs répétés, se résolut à passer un appel intergalactique par satellite. Elle savait qu’une telle communication équivalait à trois ans de son salaire mais l’angoisse balaya ses dernières hésitations. À l’idée de se retrouver toute sa vie poursuivie par la haine de Léonora elle sentait ses os s’émietter et ses articulations sauter hors de leurs logements. À dix-neuf heures une réponse négative crépita sur le terminal : aucun possesseur de chaussons Schroeder-Mac Faren n’avait consenti à signaler sa présence dans l’espace intersidéral de la grande galaxie. Le coût de l’annonce s’élevait à six millions de crédits de la fédération. Elsy crut qu’elle allait s’évanouir. Jamais Léonora ne lui pardonnerait son erreur… Elle songea aux précédentes habilleuses, et des images de suicide passèrent sous ses yeux. Un court instant elle se vit, immergée dans une baignoire, les deux poignets tranchés. Puis elle se ressaisit. C’était idiot ! Personne ne s’ouvrait plus les veines depuis belle lurette, on utilisait maintenant, en guise de rasoir, des sangsues géantes de Falmor. N’importe quelle boutique d’animaux vous cédait pour une poignée de crédits un couple de ces grosses limaces violettes. Il suffisait de les appliquer à un endroit stratégique du réseau artériel pour qu’elles vous vident en moins de deux heures, et ceci sans la moindre douleur.

C’était décidé, elle achèterait des sangsues de Falmor…

La lampe jaune des appels extérieurs émit une série d’éclats brefs. Machinalement Elsy commuta l’écran du visiophone qui demeura étrangement opaque, comme si une main obstruait l’objectif de la caméra à l’autre bout de la ligne. Une voix d’homme jeune s’éleva du haut-parleur :

— Je voudrais… je voudrais parler à… l’habilleuse de la Grande Léonora, s’il vous plaît…

Le cœur d’Elsy rata un battement.

— C’est moi, articula-t-elle au prix d’un effort surhumain.

— On… on m’a dit que vous aviez beaucoup d’ennuis à cause d’un vol. C’est… vrai ?

— C’est vrai, balbutia la jeune fille d’une voix blanche, je… je suis très… désemparée.

Il y eut un long silence, et elle crut une seconde que son interlocuteur avait raccroché.

— Écoutez, fit soudain l’inconnu comme s’il prenait une résolution douloureuse, retrouvez-moi dans une dizaine de minutes à la cafétéria de l’aile sud.

— Elle est fermée, protesta Elsy.

— Justement, insista l’homme, j’ai les chaussons. Venez, ne me faites pas attendre… Je pourrais changer d’avis…

Il y eut un déclic. Elsy se redressa, les jambes en coton. Un espoir insensé faisait vibrer ses nerfs tendus comme des cordes à violon. Était-ce possible ? Non… Elle n’osait pas y croire. Elle se mit à courir, remontant les couloirs dans un vacarme infernal. Un ascenseur la jeta enfin au rez-de-chaussée. Elle n’hésita qu’une seconde et poussa la porte à double battant de la salle plongée dans l’obscurité. Au-dessus du comptoir, les chromes d’un percolateur jetaient des éclairs d’acier. Elle entreprit d’avancer en tâtonnant et se meurtrit la cuisse à l’angle d’une table. L’atmosphère était oppressante. Une envie de crier lui emplit la gorge. Elle s’immobilisa, incapable d’aller plus loin.

— Vous êtes là ? gémit-elle avec une voix de petite fille. Je vous en supplie, répondez…

— Ne vous retournez pas, fit quelqu’un dans son dos. Ne cherchez pas à me voir, ou je pars immédiatement.

Elle plia la nuque, noyant son visage dans ses paumes en signe de bonne volonté.

— Merci, murmura l’inconnu. Je vais essayer de m’expliquer… Je… je ne suis pas un voleur professionnel, ne vous méprenez pas… Ni un fan. J’ai dérobé les chaussons avec l’intention de les revendre à un collectionneur, un de ces malades prêts à tout pour obtenir une relique de leur vedette préférée… Mais au dernier moment… je vous ai vue… Nous avons le même âge… On m’a dit que Léonora vous ferait payer cher. On m’a raconté ce qui est arrivé aux précédentes habilleuses, alors voilà… J’ai décidé de vous rendre les souliers…

Elsy laissa échapper un cri de surprise et faillit tourner la tête. Les mots se bousculaient dans sa gorge. Durant le court trajet en ascenseur elle s’était préparée à toutes les exigences, elle les avait acceptées par avance. Elle s’était imaginée couchée sur une table, la jupe rabattue sur le visage, les cuisses ouvertes, blanches…

— Que voulez-vous en échange ? chuchota-t-elle comme au seuil d’une cathédrale, si vous voulez je…

— Rien. Ce sera mon alibi, plus tard quand je ne pourrai plus me payer le luxe de jouer au grand cœur… Adieu… Ne vous retournez pas tout de suite…

Instinctivement cependant, elle écarta les doigts et malgré la pénombre entrevit une silhouette de haute taille qui enjambait le rebord de la fenêtre. La lumière de l’extérieur éclaira une brève seconde le visage de l’inconnu. C’était celui d’un homme jeune, très pâle, au profil en lame de couteau. L’instant d’après il avait disparu. Elle pivota sur ses talons. Une boîte en mauvais carton occupait le centre d’une table. Elle n’osait y croire…

Les doigts tremblants elle en repoussa le couvercle : les Schroeder-Mac Faren étaient là, couchés l’un contre l’autre avec leurs tresses de rubans chatoyants. Elle ne put retenir ses larmes.

 

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La Grande Léonora écouta le récit de son habilleuse un sourire au coin des lèvres. Le soulagement d’avoir récupéré les précieux chaussons anesthésiait pour quelque temps sa colère. Il est vrai qu’Elsy avait légèrement maquillé la vérité et porté le larcin au compte d’un fan éperdu d’admiration, ce qui ne pouvait qu’enchanter la danseuse étoile dont l’orgueil ne connaissait pas de limites. Le directeur de l’Opéra alla, lui, jusqu’à féliciter la jeune fille pour son habileté et lui glissa un pourboire impérial.

À vingt-deux heures l’illustre Léonora, Schroeder-Mac Faren aux pieds, entama son premier entrechat sur la scène tendue de pourpre devant un aréopage constitué de la présidence de la ligue terrienne au grand complet et d’un échantillon fort représentatif de la noblesse fanghienne. Elle virevolta jusqu’à vingt-deux heures trente, indifférente à la force d’attraction pourtant élevée du planétoïde, puis – à 22 h 34 – alors qu’elle amorçait une arabesque, les Schroeder-Mac Faren explosèrent subitement dans un ensemble parfait, métamorphosant les pieds de la ballerine en un brouillard de sang, de chair broyée et d’esquilles d’os.

 

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Un peu plus tard dans la nuit, un jazzman de renommée intergalactique, attraction vedette du cabaret La Nébuleuse, s’écroula au milieu de son orchestre, les lèvres et la bouche dévorées vives par une ampoule d’acide dissimulée à l’intérieur de sa trompette-fétiche. À la minute même, à l’hôpital central, un chirurgien fort connu, absorbé dans une opération de l’estomac, découvrit sous la pointe de son scalpel une bombe miniature astucieusement implantée dans les viscères du patient. Bombe qui réduisit en bouillie ses deux mains gantées de nylon aseptisé avant qu’il ait eu le temps d’amorcer un mouvement de recul.

 

Ce qu’on devait nommer plus tard « La révolte des Vandales » venait de commencer.